Le burn out est un chagrin d’honneur


Décidément, les risques psychosociaux ne cessent de mobiliser toujours plus les médias. L’excellent article de la Tribune reproduit ci-dessous est intéressant à divers titres.

Il exprime le point de vue d’un psychiatre genevois, ce qui prouve que le mal n’est pas propre à la France, souvent présentée comme un pays de « râleurs », mais bien un phénomène endémique touchant l’ensemble des pays développés, y compris ceux auxquels on attribue de façon simpliste une image « lisse », dépourvue de problèmes majeurs.

Il traite du burn out (syndrome d’épuisement professionnel), qui est l’une des formes possibles des atteintes à la Santé mentale, due à « l’excès de travail », dont on parle finalement assez peu, les thèmes les plus fréquemment abordés étant plutôt ceux du stress professionnel, du harcèlement ou du suicide.

Une phrase de l’interview, particulièrement forte, a une résonance particulière pour tous ceux (dont je suis) qui font du respect de l’autre une priorité absolue  : « Ce qui détruit les gens, c’est de n’être plus rien aux yeux des autres. On ne souffre pas du travail, on souffre de n’être plus rien aux yeux des autres. Ils disent en substance : nous n’avons pas notre place dans ce monde là. Il y a beaucoup de tristesse, celle de l’effort fourni. Car il y a une trahison au sens clinique du terme. Quand on impose à quelqu’un un paradoxe, on le trompe. On accule les individus à trahir leurs valeurs. Seuls règnent en maître les processus. »

Son titre, « Le burn out est un chagrin d’honneur », en détournant l’expression « chagrin d’amour », exprime parfaitement le décalage entre le don du meilleur de soi-même à travers le travail et la trahison inacceptable que constitue la non-reconnaissance du travail accompli, ce manquement insupportable à l’honneur qui est dû à tous les travailleurs pour les énormes sacrifices consentis au service de leur entreprise, le plus souvent pendant de très longues années.

Plusieurs notes positives dans ce tableau assez noir, exprimées dans des phrases choc : « Le totalitarisme de l’entreprise est photodégradable »; « Les choses vont changer car les jeunes générations ont moins peur et sont moins naïfs ». L’arbitrage comme remède possible mériterait une large expérimentation .

Le fait que cet article ait été publié dans un quotidien économique (La Tribune), plus habitué à traiter les questions de conjoncture économique et d’évolution des cours de la Bourse que celles concernant l’organisation du travail et ses conséquences en termes de souffrance au travail, en dit également long sur l’évolution des esprits et doit nous inciter à faire preuve d’un certain optimisme, à condition évidemment de le tempérer par une très grande prudence…

Gabriel PAILLEREAU

On trouvera ci-dessous l’intégralité de l’interview de Davor Komplita, également accessible à partir du site de La Tribune ou de l’ANACT.

A l’heure où le rapport sur les risques psychosociaux figure en bonne place sur le bureau du Ministre du travail, le psychiatre suisse Davor Komplita, spécialiste du burn out, explique les enjeux et dérives de ce qui pourrait bien être « la maladie du siècle ».

Vous traitez des urgences psychiatriques de « malades du travail », quels sont vos constats ?

Les nouvelles formes d’organisation du travail s’évertuent à mobiliser et à s’approprier la subjectivité des collaborateurs et, ce, à tous les niveaux de la hiérarchie. La culture du résultat, des chiffres, de la performance, de la gestion des projets et des évaluations, se développe dans une rupture croissante avec la réalité du travail humain. Cette tension est hautement pathogène pour les individus qui, quant à eux, se confrontent en permanence aux résistances de la réalité. Lorsque je reçois un nouveau patient, il n’est souvent plus en état de rétablir le dialogue. C’est trop tard. Un peu comme un cancer que l’on découvre par hasard dans un état très avancé. Mieux vaut un méchant divorce qu’un fort burn out. Je découvre des pathologies que je ne voyais pas il y a quinze ans. A l’époque, quand cela n’allait pas, on changeait d’emploi. Le deuxième constat est quantitatif : un tiers de nos consultations spécialisées sont en lien avec la souffrance au travail. Et la moitié des arrêts maladie à Genève en découlent. On ne peut donc plus parler d’un élément anecdotique. Depuis quelques années, les « burn out » sont de plus en plus nombreux et fréquents. Troisième constat : nous sommes tous comme des aveugles autour d’un éléphant, à le palper pour comprendre ce que nous voyons. Le travail n’est pas simple à décrire et à appréhender. Beaucoup d’éléments dépendent de la taille de l’entreprise, de son univers. Mais nous constatons des invariants : l’isolement, l’absence de dialogue autour du travail. On ne peut plus se parler du « comment ». D’où des conflits entre les gens qui, faute de pouvoir débattre et trouver les moyens de s’organiser, ne se parlent plus que du « qui ».

Quels sont les symptômes ?

C’est comme lorsque vous êtes coincé en voiture dans les embouteillages. On s’habitue. Au fait d’avoir une boule au ventre en venant travailler le matin, à celui d’être inquiet à la perspective de rentrer en réunion, et on finit par tirer la sonnette d’alarme de plus en plus tard. Parfois, l’état de délabrement des personnes qui viennent à moi est tel qu’ils sont d’emblée mis en invalidité. Ils vont mettre un temps fou à remonter la pente. C’est lié à la nature psychopathologique du burn out. Scientifiquement, il a été prouvé qu’un cerveau soumis à un stress permanent et continu entre dans l’inhibition. Le cerveau est à ce point rétréci qu’il tombe en panne. Au bout de plusieurs mois, les individus n’arrivent plus à penser et même « se penser ». C’est un traumatisme réel. Résultat : la convalescence est beaucoup plus longue qu’il n’y paraît. C’est un profil nouveau de dépression car il est sans affect. Rien à voir avec un chagrin d’amour. J’appelle cela un « chagrin d’honneur ». Car il relève de la perte de dignité de l’être humain. Si la souffrance d’un individu ne suscite aucun signe de compassion, son « je » n’existe plus. Ce qui détruit les gens, c’est de n’être plus rien aux yeux des autres. On ne souffre pas du travail, on souffre de n’être plus rien aux yeux des autres. Ils disent en substance « nous n’avons pas notre place dans ce monde là ». Il y a beaucoup de tristesse, celle de l’effort fourni. Car il y a une trahison au sens clinique du terme. Quand on impose à quelqu’un un paradoxe, on le trompe. On accule les individus à trahir leurs valeurs. Seuls règnent en maître les processus.

Les plus vulnérables, ce sont les quadras et les quinquas qui ont intégré les valeurs du travail car leur dignité se joue là. Sans compter l’imposture qu’ils vivent d’être évalués individuellement lorsque leur travail est collectif. Ceux-ci n’ont aucun anticorps pour lutter contre le mal. Mon rôle est de les aider à prendre de la distance par rapport à cette notion de « travail bien fait » qu’ils ne peuvent plus exercer à cause des multiples contraintes dans lesquels ils sont pris. En revanche, les générations X, Y et Z (de 35 à 18 ans) ont non seulement des anticorps mais aussi des antidotes.

Lesquels ?

Le portable ! Avec, ils ne sont jamais séparés. Et n’importe quel entretien inique a des chances de se retrouver sur Youtube. Les solidarités perdues au travail sont en train de se recréer dans la virtualité. Le totalitarisme de l’entreprise est photodégradable. Car la violence des rapports dans l’entreprise se déroule dans le secret, souvent entre quatre yeux. La lâcheté est alors proportionnelle à l’isolement. Le dialogue fait défaut car le pouvoir prend toute la place. Plus personne ne dialogue par manque de temps et de marge de manœuvre. Dans bon nombre de situations, travailler consiste à résister à l’incohérence, voire à l’aliénation. Les choses vont changer car les jeunes générations ont moins peur et sont moins naïfs. Exactement comme ceux des pays Arabes. Mais la conflictualité pose encore aujourd’hui un problème parce que ce symptôme est mal pris en compte.

Vous proposez une solution d’un genre nouveau : l’arbitrage

Oui, j’appelle cela le fait d’instituer une « justice de paix dans l’entreprise » par le biais d’un arbitre qui instruit les situations et peut investiguer les problèmes au travail. Cela améliore non seulement la qualité du management et ses perceptions mais permet également d’organiser le travail. On a trop tendance à pathologiser les conflits, c’est-à-dire à considérer que si les gens vont mal, c’est qu’ils sont malades et qu’il ne s’agit pas de douleur au travail. C’est un déni de la réalité. De surcroît, lorsque l’on aide une entreprise à soigner ses individus sans toucher au système, on transporte le blessé ailleurs, qui, une fois guéri, reviendra se faire contaminer par le système. Quelqu’un qui a un problème est aussi le symptôme d’un déséquilibre collectif. On a su réduire l’usure physique au travail (les TMS) mais on n’a pas travaillé à faire émerger les non-dits dans les entreprises. Le travail humain est devenu invisible. Or sa valeur ajoutée n’est pas dans l’organigramme et les processus mais dans ce que font réellement les gens. Il faut soigner l’organisation par le dialogue sur le travail, le management, les politiques et la stratégie. Car plus il y a des prescriptions, plus les gens doivent se coordonner. La relation au travail a ceci de différent avec la relation intime qu’elle se situe dans le « faire ensemble » et non dans « l’être ensemble ». L’objectif est de mettre en place une écologie du travail en récompensant les travailleurs par de la considération et du temps. On a besoin de nouveaux horizons car on ne peut plus parler vrai. C’est par cette capacité à établir une nouvelle relation que les individus pourront renouer avec le travail.

Propos recueillis par Sophie Peters

Source : La Tribune.fr – 17/04/2011

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