La réforme de la Santé au travail entre arrangement, trompe l’œil et marché de dupes

Alors que les débats à l’Assemblée Nationale, expédiés en 6 heures, avaient été particulièrement rapides, le Sénat a fait plus vite encore en adoptant la proposition de loi réformant la Santé au travail en 3 heures 30 seulement…

Une telle célérité mérite quelques explications.

Sur la forme

L’annonce de l’examen de la proposition de loi avant l’été avait beaucoup surpris. Le fait qu’elle ait été glissée in extremis dans l’Ordre du Jour de la Session extraordinaire, comme s’il s’agissait d’une question d’une extrême importance, davantage encore. Preuve du caractère faussement urgent de ce texte aux yeux des Députés et des Sénateurs : le désert des travées au moment des débats, à l’Assemblée Nationale et au Sénat.

Une telle désaffection cadre mal avec l’importance et l’urgence affichées de l’examen du texte.

L’explication de cet apparent paradoxe se trouve de toute évidence dans le lobbying exercé par divers groupes de pression et la nécessité, d’ordre politique, de faire voter la proposition de loi dans les mêmes termes par les deux Assemblées (il fallait « un vote conforme », pour reprendre la terminologie en usage) avant l’automne, ou, pour être plus précis, avant le renouvellement du Sénat, qui, selon de nombreux observateurs, pourrait s’accompagner d’un changement de majorité…

Pour bien comprendre la signification de ce qui précède, il faut avoir à l’esprit que si le Sénat avait adopté ne fût-ce qu’un seul amendement, les textes votés par les deux Assemblées devenant alors différents, il eut alors été impossible d’échapper à une nouvelle Commission mixte paritaire, avec, à la clé, l’obligation de faire adopter un éventuel texte commun par chacune des Assemblées, autant d’exigences incompatibles avec l’exiguïté du trou de souris dans lequel on avait choisi de glisser l’examen de la proposition de loi…

On comprend parfaitement ce montage, d’une part, à travers la passe d’armes entre Guy Lefrand, Rapporteur à l’Assemblée Nationale, et son principal contradicteur, Alain Vidalies, d’autre part, à travers les propos de Guy Lefrand, d’Anne-Marie Payet, Rapporteur au Sénat, et de Xavier Bertrand lui-même, concernant l’historique de l’amendement relatif au dépistage de la drogue et de l’alcool.

Ce dernier exemple montre que tout a été fait pour que d’éventuels amendements du Sénat (en clair, ceux susceptibles d’être votés dans les mêmes termes par une majorité de Députés et de Sénateurs) soient intégrés au texte dès la lecture à l’Assemblée Nationale et qu’aucun « grain de sable » ne vienne a posteriori enrayer l’« arrangement » conclu pour obtenir l’indispensable « vote conforme », arrangement parfaitement légal, cela va de soi, mais qui révèle au grand jour les limites du débat démocratique.

On aura finalement eu droit à un jeu de rôles, l’issue des débats s’étant jouée par avance en coulisse lors de tractations plus ou moins discrètes mêlant responsables politiques, responsables patronaux et responsables syndicaux…

Sur le fond

Certaines des avancées présentées comme les plus significatives, création d’équipes pluridisciplinaires, gouvernance, suivi de populations atypiques et indépendance des médecins du travail sont en trompe l’œil et ne peuvent abuser que des personnes non averties :

  • La pluridisciplinarité, instaurée par la loi de modernisation sociale de janvier 2002, s’est développée tout naturellement dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires, les Services de Santé au travail n’ayant pas attendu qu’une nouvelle loi le leur précise. Présenter le travail en équipe comme une innovation relève donc de l’ignorance ou de la supercherie ;
  • Le partage des responsabilités entre représentants des employeurs et représentants des salariés, avec l’attribution des postes de Trésorier du Conseil d’Administration et de Président de la Commission de Contrôle à des représentants des salariés, ne corrige en rien la prééminence des employeurs dans la direction des Services, fondée sur la voix prépondérante du Président et la souveraineté des Assemblées Générales ;
  • Le suivi des salariés atypiques par des médecins généralistes sans formation en Santé au travail peut certes être présenté comme un progrès sanitaire pour ces populations. Encore faut-il que ce suivi se concrétise… Et s’agit-il bien de Santé au travail ?
  • L’indépendance des médecins serait renforcée : peut-on l’affirmer alors que, avant la loi, la protection dont ils bénéficiaient était déjà très supérieure à la moyenne…

Ces quelques exemples révèlent que la loi peut très vite se révéler n’être qu’un marché de dupes, la plupart des parties en présence ayant finalement peu à attendre d’une loi dépourvue d’ambition, qui se contente de proposer des solutions conjoncturelles à des problèmes structurels.

L’ambition que fixait le Rapport Conso/Frimat/IGAS était de passer d’une logique de moyens à une logique de résultat. Quel constat pouvons-nous faire aujourd’hui ? On est passé d’une logique de moyens à une logique de… sous-moyens ! Ainsi, les références aux réalités et spécificités locales ont toutes les chances de conduire à aligner le système sur des moyens insuffisants (1), alors que la référence aux besoins serait la règle, si l’on en croit les propos répétés à l’envi par Guy Lefrand lors de l’examen de la Proposition de loi par l’Assemblée Nationale…

Il reste à attendre désormais la promulgation de la loi, prévue pour la fin du mois de juillet, et la préparation des textes d’application, pour savoir si le texte voté atteindra les objectifs que le pouvoir politique lui a assignés. Le doute est permis car ce ne sont pas des décrets ou des arrêtés qui peuvent donner du souffle à une loi qui en manque singulièrement…

Subsiste également une interrogation quant à un éventuel recours devant le Conseil Constitutionnel…

Sans doute certains se réjouissent-ils de l’issue des débats dans la mesure où elle donne le sentiment de pouvoir enfin travailler à peu près normalement (et je les comprends pour les avoir accompagnés pendant plus de 22 ans),  mais les zones d’ombre demeurent très nombreuses, des questions essentielles ont été laissées de côté et le répit pourrait n’être que de courte durée, comme cela avait déjà été le cas avec les mesures de « régularisation » et de « conversion » décidées en 2002, censées à l’époque régler le problème de la pénurie de médecins du travail spécialistes…

Réponse dans quelques semaines ou quelques mois : on saura alors si, comme je l’espère, la Santé au travail a encore un avenir.

Gabriel Paillereau

Copyright epHYGIE juillet 2011

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Pour une analyse complète des dispositions de la loi, consulter le document réalisé par Christian Crouzet, en ligne sur le site de la Société de Médecine du travail de Midi-Pyrénées.

(1) Extrait de l’étude que j’ai faite de ces dispositions dans le dossier mis en ligne sur le site au mois de juin :

En précisant que c’est « sans préjudice des missions générales prévues à l’article L. 4622-2 et en fonction des réalités locales » que doivent être précisées les missions des Services, le texte prouve que le Législateur a été particulièrement sensible aux arguments déployés par un certain nombre d’interlocuteurs, pour qui les dispositions relatives à la Santé au travail sont, soit inadaptées, soit inapplicables, en raison précisément de « réalités locales » hétérogènes.

Le fait de tenir compte des « réalités locales » peut donner lieu à deux lectures diamétralement opposées :

  • la première, positive, est de considérer que, les besoins de Santé au travail variant d’une région à l’autre en fonction de la nature de leurs activités, le texte autorise une souplesse dans l’organisation, une adaptabilité dans les solutions proposées, qui ne peuvent que permettre aux Services d’apporter une meilleure réponse aux besoins de Santé au travail : la prise en compte des « réalités locales » serait en fait un levier de progrès, permettant de concevoir et de mettre en place des solutions innovantes, en totale adéquation avec le « terrain », avec tous les terrains.
  • la seconde, négative, renvoie à une adaptation aux ressources disponibles ; en clair, les moyens priment sur les besoins. On retrouve ici en filigrane la référence à la « formalité impossible » et la demande récurrente d’aménagements dérogatoires pour permettre aux employeurs de faire face à leurs responsabilités.

S’il est hors de propos de nier les difficultés énormes, et parfois même insurmontables, d’un nombre croissant de Services, il n’en demeure pas moins que la formulation choisie, apparemment considérée exclusivement sous l’angle du progrès qu’elle est censée apporter, est ambiguë et dangereuse.

On peut redouter en effet que, dans ce cadre, le respect des missions définies à l’article L. 4622-2 devienne « virtuel », le « principe de réalité » posé par la loi ouvrant la voie à de multiples dérogations.  


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