Catastrophe sanitaire de l’amiante : les réponses de Michel Ledoux aux questions d’epHYGIE

Alors que Martine Aubry vient d’être mise en examen par Marie-Odile Bertella-Geffroy, Juge d’Instruction dans la drame de l’amiante, nous avons demandé à Michel Ledoux, Avocat de l’ANDEVA, qui, avec François Desriaux, avait été l’un des animateurs de notre premier Colloque « Regards croisés sur la Santé au travail », en novembre 2011, de bien vouloir répondre à nos questions, qui vont au-delà du cadre de la catastrophe de l’amiante et s’étendent en particulier à l’évolution de la Santé au travail, à la compétitivité et à la qualité de vie au travail…

Je tiens à le remercier pour la confiance et l’honneur qu’il nous a témoignés en réservant à epHYGIE la primeur d’un exposé remarquablement complet et précis.

GP

Question GP : Martine Aubry vient d’être convoquée puis mise en examen par Madame Bertella-Geffroy, Juge d’Instruction en charge du dossier Amiante. Est-ce pour vous une surprise ?

Réponse ML

Il n’est pas du tout surprenant que Martine Aubry ait été convoquée par le magistrat instructeur.

Je souligne par ailleurs que sa mise en examen est, pour l’instant, limitée au dossier de Condé-sur-Noireau.

Dans cette affaire, le magistrat instructeur a mis en examen durant le mois de septembre 2006 l’ensemble des anciens chefs d’établissement des sociétés FERODO / VALEO du site de Condé-sur-Noireau.

Au mois d’octobre 2007, le magistrat instructeur a mis en examen le Docteur Claude Raffaelli, médecin du travail du site, qui participait par ailleurs aux réunions du Comité Permanent Amiante.

Au mois de décembre 2011, ont été mis en examen : Dominique Moyen, ancien Directeur de l’INRS, à l’origine de la création du CPA, et un certain nombre de participants aux réunions : Messieurs Hulot, Peirani, Bouige, Latty, Giboin, ainsi d’ailleurs que Jean-Luc Pasquier, qui, comme vous le savez, a dirigé longtemps le bureau CT 4 « Hygiène en milieu du travail » et représentait le Ministère du Travail aux réunions du CPA.

Enfin, le 3 juillet 2012, le pneumologue Patrick Brochard a lui aussi été mis en examen.

Question GP : Martine Aubry a occupé les fonctions de Directeur des Relations du Travail puis celles de Ministre du Travail. Sa mise en examen dans l’affaire de l’amiante est celle de la personnalité politique ayant exercé les fonctions les plus élevées au sein de l’Administration et d’un Gouvernement. D’autres responsables ayant exercé des fonctions identiques pourraient-ils être également mis en cause dans cette affaire ?

Réponse ML

Le moment est venu pour le juge d’instruction de s’intéresser aux « patrons » des fonctionnaires qui participaient au CPA. C’est dans ce contexte que sont convoqués Martine Aubry, en sa qualité de Directrice des relations du travail de 1984 à 1987, et son successeur, Arnaud Dutheillet de Lamothe (1987-1995).

Du côté du Ministère de la Santé, Jean-François Girard a d’ores et déjà été mis en examen (le 17 septembre dernier) dans le dossier de Jussieu, en raison de la présence de l’une de ses collaboratrices, Madame Carmes, aux réunions du CPA.

Il est important de souligner, s’agissant de la mise en cause de hauts fonctionnaires, que le principe de la responsabilité de l’Etat dans la catastrophe sanitaire de l’amiante a d’ores et déjà été reconnu puisque, le 3 novembre 2004, le Conseil d‘Etat a condamné l’Etat français, en sa qualité de personne morale, à indemniser un certain nombre de victimes en raison notamment de la transcription tardive et incomplète de la Directive européenne du 19 septembre 1983 et de l’absence de mise en œuvre d’études nationales afin d’évaluer précisément le danger de l’amiante, alors que ce risque était envisagé et connu dès les années 50.

Cependant, il s’agissait alors d’une procédure civile d’indemnisation.

La difficulté aujourd’hui pour le juge d’instruction est d’identifier des fautes pénales personnelles qui puissent être reprochées à tel ou tel membre de l’Administration, fautes qui, de surcroît, doivent aujourd’hui (à la suite de la loi Fauchon) être « caractérisées », c’est-à-dire lourdes et susceptibles d’être décrites avec suffisamment de précision par les magistrats.

Or, plus de 25 ans après les faits, il est clair qu’il est difficile d’individualiser ces fautes personnelles dès l’instant où on les recherche chez ceux qui n’ont pas directement participé aux réunions du Comité Permanent Amiante.

Quoi qu’il en soit, les hauts fonctionnaires mis en examen le sont au sein du Ministère du Travail (Aubry – Dutheillet de Lamothe), au sein du Ministère de la Santé (Girard), et, très prochainement sans doute, au sein du Ministère de l’Industrie puisque ce Ministère était également représenté (par Monsieur Peirani) au Comité Permanent Amiante.

Ceci dit, ces Directeurs vont à coup sûr contester leur mise en examen devant la Chambre de l’Instruction et il n’est pas exclu que ces mises en examen soient annulées car, ainsi que l’a relevé l’ANDEVA, le dossier contient peu d’éléments probants attestant d’une négligence personnelle.

En résumé, si l’on remonte la chaîne des responsabilités et si l’on dépasse les représentants des Ministères au sein du Comité Permanent Amiante, on arrive indiscutablement à identifier une négligence de l’Etat en tant que personne morale (cette négligence a été dénoncée par une série de rapports parlementaires, par le rapport du Professeur Got et par la Cour des Comptes, etc.) mais beaucoup plus difficilement des fautes individualisées susceptibles d’être reprochées précisément à Martine Aubry ou à d’autres hauts fonctionnaires.

Question GP : on sait l’importance du rôle que l’amiante a joué, à travers les arrêts de la Cour de Cassation de 2002, dans la naissance de l’obligation de sécurité de résultat, aujourd’hui omniprésente. Estimez-vous que les récentes mises en examen de hauts fonctionnaires et de personnalités ayant appartenu au Comité Permanent Amiante puissent déboucher, au plan pénal cette fois, sur des décisions d’une portée générale aussi importante ?

Réponse ML

Vous m’interrogez sur les décisions importantes qui pourraient être rendues sur le plan pénal, décisions du « niveau » des arrêts du 28 février 2002 qui ont « inventé » l’obligation de sécurité de résultat.

Nous espérons faire « bouger » l’interprétation que la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation pourrait donner au lien de causalité entre les négligences et les omissions de certains industriels et/ou organes de veille sanitaire et les maladies développées par les victimes.

Ce lien de causalité doit être certain et direct et nous souhaitons que dans l’avenir cette causalité puisse résulter non seulement d’une expertise individuelle mais aussi, le cas échéant, d’une certitude scientifique de nature épidémiologique, tant il est vrai qu’en matière de maladies professionnelles il est impossible d’établir individuellement l’existence d’un tel lien de causalité. C’est ce qui explique l’existence des tableaux de maladies professionnelles qui s’appuient sur une présomption d’imputabilité.

Cela permettrait de rendre moins difficiles les poursuites pénales en cas de catastrophes sanitaires, lorsqu’elles provoquent notamment des cancers professionnels.

Question GP : pensez-vous que l’affaire de l’amiante a joué, joue et jouera un rôle essentiel dans la prise de conscience des risques professionnels à effet différé et dans la mise en place de Politiques de prévention adaptées ? En clair, a-t-elle valeur d’exemple ?

Réponse ML

Je pense qu’en effet, l’affaire de l’amiante a d’ores et déjà joué un rôle essentiel, un rôle de locomotive, au moins sur le terrain civil, en particulier dans la prise de conscience de l’importance des maladies professionnelles et notamment des maladies professionnelles à effet différé.

C’est en effet une affaire exemplaire tant par la diversité des causes que par le nombre considérable des victimes.

Question GP : on oppose souvent recherche de compétitivité et bonnes conditions de travail, particulièrement quand la situation économique est difficile : vous paraissent-elles réellement compatibles ou définitivement antinomiques ?

Réponse ML

Je ne pense pas qu’il y ait antinomie entre « recherche de compétitivité » et « bonnes conditions de travail », en particulier en Europe occidentale. En effet, la compétitivité ne résulte pas seulement d’une main d’œuvre « bon marché » mais aussi et surtout de la qualité du travail fourni. De bonnes conditions de travail ont nécessairement une répercussion sur la qualité du travail. La qualité, la « montée en gamme » des produits ou des prestations fournies permettent de vendre plus cher et donc de dégager des marges plus importantes.

Question GP : on parle de plus en plus de Qualité de Vie au Travail (QVT) plutôt que de Conditions de vie au travail ou de Santé au travail : que pensez-vous de cette évolution ? Progrès, artifice, cache-misère ou effet de mode ?

Réponse ML

Je pense que l’aspiration à la qualité de la vie au travail n’est pas un effet de mode. Si l’on considère l’évolution du travail, on est passé en vingt ans d’une aspiration à l’emploi, à un intérêt pour les conditions de travail (santé physique puis santé mentale) et aujourd’hui une aspiration à la qualité de vie au travail…

C’est en quelque sorte le 3ème étage de la fusée…

Le droit, qui est une science humaine, reflète et reflétera nécessairement cette évolution.

Propos recueillis par Gabriel Paillereau

Copyright epHYGIE novembre 2012

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